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C’est ainsi que nous avons tué Monseigneur Romero

Le major d’Aubuisson a participé au complot pour assassiner Monseigneur Romero, bien que le tireur ait été commandité par un fils de l’ancien président Molina, explique le capitaine Alvaro Saravia. Trente ans plus tard, lui, ainsi que d’autres personnes impliquées dans cet assassinat, reconstituent ces années de trafic d’armes, de cocaïne et d’enlèvements.

Tombé en disgrâce, Saravia a été livreur de pizzas, vendeur de voitures d’occasion ainsi que blanchisseur d’argent sale issu du trafic de drogue. Aujourd’hui, il brûle dans cet enfer dont il avait lui-même allumé les premières flammes lors de ces années où tuer des “communistes” était un sport.

Edu Ponces/Ruido Photo
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Miércoles, 7 de abril de 2010
Carlos Dada

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Il commence à lire doucement, à voix haute: “Quelques années après avoir assassiné Monseigneur Romero, le capitaine Alvaro Saravia s’est retiré du rang militaire, il a abandonné sa famille et il a déménagé en Californie”. Dans la main, il tient plusieurs pages sur lesquelles est imprimée une note journalistique, publiée cinq ans auparavant. Il réajuste ses lunettes – deux grands verres soutenus par un fil de fer-. Il a les ongles cassés et sales, les yeux grand ouverts et très agités. Il est sur ses gardes. Il recommence à lire le premier paragraphe. “Quelques années après avoir assassiné Monseigneur Romero, le capitaine Alvaro Saravia…”. Il fait une pause et il répète ce nom qu’il n’avait pas prononcé depuis très longtemps: “le capitaine Alvaro Saravia”.

Il lève la tête et me regarde fixement.

—C’est vous qui avez écrit ceci, n’est-ce pas?

—Oui.

—Et bien, vous vous êtes trompé.

—Pourquoi?

—Ici, il est écrit “Quelques années après avoir assassiné Monseigneur Romero”. Et moi, je ne l’ai pas tué.

—Alors, qui l’a tué?

—Un individu.

—Un étranger?

—Non. Un indien, un des nôtres. Il traîne par là.

—Vous n’avez pas tiré, mais vous avez participé.

—30 ans, et je vais mourir poursuivi par cela. Oui, bien sûr que j’ai participé. C’est pour cette raison que nous sommes en train de parler.

Il a les mains abîmées par la misère et par le travail dans les champs. Des mains qui n’ont rien à voir avec celles de l’ancien pilote de la force armée converti en lieutenant du leader anticommuniste salvadorien Roberto D’Aubuisson, et devenu ensuite livreur de pizzas, blanchisseur d’argent sale pour la mafia colombienne et finalement vendeur de voitures d’occasion en Californie. Aujourd’hui, il n’est rien de tout cela. Il a perdu un jugement auquel il n’a pas assisté, lors duquel il a été considéré coupable de l’assassinat de Monseigneur Romero.

—Expliquez-moi comment ça s’est passé.

—Je vais tout vous raconter, mais doucement. C’est une longue histoire.

***

 En 1979, Saravia, un capitaine d’aviation indiscipliné, aimé par tous ses compagnons mais trop adepte de l’alcool et des bagarres, a été convaincu par le Major Roberto D’Aubuisson de travailler avec lui à la formation d’un front anticommuniste. Il a pris cette décision lors des visites que D’Aubuisson, un major de l’armée expert des services d’intelligence contre-insurrectionnelle, rendait dans les casernes de la garde nationale pour recruter des officiers capables de l’aider dans sa lutte.

Le major D’Aubuisson créa quelques années plus tard le parti ARENA et devint alors le plus grand leader de la droite salvadorienne. Il fut aussi président de l’Assemblée constituante de 1985 et membre proéminent de la ligue anticommuniste mondiale.

Le capitaine Saravia se souvient encore comment, alors qu’ils étaient tous les deux assis sur le sable d’une plage salvadorienne en train de partager une bouteille de rhum, D’Aubuisson l’a définitivement incorporé à son mouvement. Ils ont alors disparu 15 jours tous les deux, ils sont allés au Guatemala, et on donna à Saravia un salaire, une voiture, et tout ce dont il allait avoir besoin pour mener à bien ce que lui avait demandé le Major : “tu vas transporter des choses pour moi, des effets personnels”.

D’Aubuisson est mort en 1992 d’un cancer de la langue, après avoir mené son parti à la présidence du Salvador, et peu après les accords de paix qui ont mis fin à la guerre civile. Le capitaine Saravia vivait alors aux Etats-Unis. Il avait obtenu un non-lieu lors d’un jugement au Salvador pour l’assassinat de Monseigneur Romero, et d’un autre aux Etats-Unis pour blanchiment d’argent sale. C’est à ce moment-là qu’il a déménagé à Modesto, une petite ville du centre des Etats-Unis, où il a vendu des voitures d’occasions jusqu’en 2004.

Au mois d’octobre de la même année, il a commencé à fuir quand le Centre de la justice et de la responsabilité (CJA), une organisation non gouvernementale ayant sa base à San Fransisco, Californie, a émis un jugement civil l’accusant d’être coupable de l’assassinat de Monseigneur Romero, et l’a condamné à payer 10 millions de dollars à la famille du défunt. Saravia disparut peu avant le jugement et maintenant, il vit caché. Il est retourné dans un pays hispanophone.

A propos de lui, un vieux partisan du parti d’ARENA, connu pour être un homme dur, m’a dit un jour : « Saravia était fou. S’il voyait que tu avais mal aux dents, il te demandait ce que tu avais. Si tu lui disais qu’un dentiste t’avait fait mal, tu pouvais être sûr que le lendemain, le dentiste était mort. »

Le capitaine Alvaro Rafael Saravia a été un membre actif d’un groupe signalé comme responsable d’assassinats et de tortures, un escadron de la mort. « Un psychopathe » selon Ricardo Valdivieso, un des fondateurs d’ARENA.

Les archives nationales de Sécurité des Etats-Unis consignent des informations de l’Ambassade américaine au Salvador, et notifient à Washington l’enlèvement et l’assassinat de Carlos Humberto Guerra Campos en 1985. Sa famille a payé la rançon, mais il n’est jamais réapparu. Selon l’Ambassade des Etats-Unis, les ravisseurs étaient le capitaine Alvaro Saravia et « Tito » Regalado, l’homme qui devint plus tard chef de sécurité de l’Assemblée quand D’Aubuisson devint président de l’organe législatif.

Saravia a vécu entouré de kidnappeurs et d’assassins, mais il nie sa participation à cet autre assassinat. « Je n’ai jamais dirigé une seule opération pour aller tuer quelqu’un. Je vous le dis franchement. »  Il oublie que nous sommes assis ici précisément parce qu’il a participé à l’assassinat le plus important de l’histoire du Salvador.

Il ne nie pas la participation de son chef, le Major Roberto d’Aubuisson, à des opérations clandestines pour tuer des êtres humains, mais il allègue qu’il le faisait par le biais de contacts qu’il avait avec d’autres corps de sécurité.

Dans son agenda, qui a été saisi à la Finca San Luis peu de jours après l’assassinat de Monseigneur Romero, sont consignées plusieurs listes d’armes et le numéro de téléphone d’un homme appelé Andy. Andy des Caraïbes. Un trafiquant d’armes américain qui convoyait, depuis son pays, des camionnettes pleines d’armes qu’il cachait sous des revues Playboy, revues qu’il offrait de bon cœur aux agents des douanes à toutes les frontières. Ces armes, explique Saravia, servaient pour son usage personnel et pour armer les membres du Front Ample National, le FAN (Frente Amplio Nacional), dont D’Aubuisson était le leader avant de fonder ARENA.

A propos de sa rupture avec le Major dont il était le « serviteur », il existe deux versions. La première est la propre version de Saravia: il se serait lassé de cette vie agitée et aurait cessé de sentir la confiance de D’Aubuisson, raison pour laquelle il serait parti aux Etats-Unis. L’autre est de Ricardo Valdivieso fondateur d’ARENA et actuel directeur de l’institut Roberto D’Aubuisson : un jour, durant une des longues périodes qu’ils passaient au Guatemala pour conspirer, quelqu’un les a appelés depuis un bistrot, à Izabal, pour leur dire que le capitaine Alvaro Rafael Saravia était en train de se battre avec plusieurs hommes. Quand ils sont allés le chercher, Saravia a aussi frappé D’Aubuisson, et ceci mit fin à leur relation.

A propos de l’assassinat de Romero, Saravia assure qu’il n’a pas participé à sa planification, et il prétend pouvoir le prouver en assurant que le jour du crime, il n’avait sur lui aucune arme en plus des deux qu’il avait l’habitude de porter. « Si vous tuez c’est parce que vous allez avoir… parce que vous portez sur vous une machette, ou vous l’avez au moins dans la main. Vous avez un couteau, un rasoir, une fourchette, quoi que ce soit, bref, ce que vous allez planter dans votre victime, un crayon. Mais vous n’allez pas me dire : figure toi que j’ai besoin d’une voiture… » 

Il n’y a pas d’ordre de capture contre le capitaine Saravia, sauf aux Etats-Unis, où ils le recherchent pour déportation. Mais ceci n’a pas d’importance car Saravia n’est pas aux Etats-Unis. Il y a plusieurs années, il a expliqué dans le journal américain « The Miami Herald » qu’il avait demandé pardon à l’Eglise et qu’il conterait tout dans un livre. Mais il n’a pas dit que là où il vit actuellement, il n’y a même pas de papier pour écrire et que le voisin le plus proche sachant lire vit à 20 minutes de sa maison. Faute de livre, il veut tout raconter dans une interview.

Nous nous sommes rencontrés la première fois dans un petit hôtel d’un petit village, où il est arrivé après un long parcours de cinq heures. En effet, il a d’abord dû marcher à travers les champs, puis un Pick up l’a pris en stop. Enfin, il a dû emprunter deux bus différents. Moi, je me souvenais d’un gros homme avec un double menton, une moustache, et les cheveux blonds, tel qu’il apparait sur l’affiche « On recherche » publiée par le Département de Migration et de Douanes des Etats-Unis en 2004, pour soupçons de « violations des droits de l’homme ». Cette photo, où son cou et son torse se confondent dans une chemise hawaïenne, a décoré mon réfrigérateur pendant plus d’un an, lorsque je cherchais Saravia aux Etats-Unis. C’est ainsi que je pensais que j’allais retrouver un des assassins de Romero : gros, bronzé, avec une chemise hawaïenne. Au lieu de ça, j’ai rencontré un vieil homme décharné, maigre, avec la peau abimée et lacérée ; le visage caché derrière une barbe grisonnante et sauvage, et une odeur rance. Comme il a l’air petit !

—Et pourquoi voulez-vous parler maintenant ?

—Pour mes enfants. C’est parce que même eux me considèrent comme Hitler.

Pour la première fois depuis le début de notre conversation, Saravia baisse la tête. Il pince ses lèvres. Il est seul à cette table où je me trouve moi-aussi. C’est moi qui romps le silence.

—Ça fait combien de temps que vous n’avez pas parlé avec eux ?

—Uffff ! Ufff ! Dix ans ! Je me souviens d’eux tous les jours. Même si j’ai peur de parler avec eux.

Lors des autres jours d’interview, la capitaine Saravia donnera d’autre raisons qu’il a de parler : parmi toutes les personnes impliquées dans le crime, c’est le seul qui ait été jugé, et aussi le seul qui vive caché. Amado Garay, le chauffeur, vit lui aussi dans un endroit secret, mais en tant que témoin protégé par les Etats-Unis. A ce propos, il est important de souligner quelque chose : la première condition pour vivre caché est d’être vivant. Or, cinq autres personnes impliquées dans ce crime, ou dans la dissimulation du crime, n’ont pas pu se cacher. L’une est morte décapitée, une autre s’est suicidée, une autre a disparu. Enfin, on en a tué une autre lors d’un contrôle de police sur la route, et le dernier a terminé en mille morceaux. Au Guatemala. Enfin, c’est ce que disent les gens. Mais en ce qui concerne cette dernière personne, il n’y a pas de nom, et il n’existe pas de certificat de décès.

C’est vrai, Saravia est le seul qui vive caché. Il a essayé, à plusieurs reprises, d’entrer en communication avec certains de ses anciens compagnons de lutte, mais personne n’a répondu. « Trente ans ont passé, et c’est toujours la même merde. Je n’ai désormais plus rien à cacher. Pourquoi ? Comment est-ce que je pourrais être encore plus dans la merde que je ne le suis déjà ? Que dalle ! Moi j’ai l’impression qu’il y a une conspiration et qu’ils ne veulent pas savoir qui a tué Romero. »

Lui-même a participé à cette conspiration, mais maintenant, il est seul. Son unique ami est un homme qui a un vieux Pick-up et une petite propriété rurale. Là où il vit, il y a une petite cabane en bois qui ressemble à celle de l’Unabomber. Elle est composée de quatre murs avec une fenêtre et un sol en terre, rien de plus. C’est là que Saravia a vécu durant plus d’un an, jusqu’à ce que des voleurs entrent dans son logis et lui dérobent une ceinture, une chemise et une machette. Or, c’est tout ce qu’il avait.

La seconde fois que nous nous voyons, dans le même hôtel, il descend de sa chambre un quart d’heure après l’heure convenue. Il est pâle.

—Qu’est-ce qui vous arrive capitaine ?

—Je viens de me voir dans un miroir. Ça faisait plus de cinq mois que je ne m’étais pas vu.

***

Maintenant, il commence à parler. Il me laisse sortir un magnétophone et me dit : « Vas-y Carlos, tu vas voir que ça va être passionnant ».  Il veut mentionner des noms. Il me demande uniquement une chose : « Qu’on les capture ! Qu’on leur presse les couilles comme avant, et on verra bien s’ils ne se mettent pas à parler ! »

Le jugement à son encontre se fonde uniquement sur deux éléments : premièrement, le témoignage d’Amando Garay, le chauffeur qui a conduit l’assassin jusqu’à l’église où Monseigneur Romero donnait une messe le 24 mars 1980. Deuxièmement, l’agenda que l’armée lui a confisqué au mois de mars de la même année, où était consignée une mission dénommée : « Operation Piña », dont les caractéristiques correspondent à celles de l’assassinat. « Je n’ai pas vu cet agenda depuis qu’ils me l’ont pris », admet Saravia. « Je ne pouvais pas avoir tous mes plans en tête, alors, je les écrivais dans un petit agenda. Il m’était naturel de prendre des notes. Dans cet agenda figurait l’opération Piña, que nous avions réalisée depuis longtemps. Il s’agissait de récupérer des grenades à la frontière avec le Guatemala. »

Je lui montre une photocopie de son agenda et le capitaine reçoit un coup du passé. Il l’observe attentivement. L’opération Piña inclut un tireur. C’est étrange car on n’a pas besoin d’un tireur pour aller chercher des grenades à la frontière. Il admet : « Oui, c‘est vrai ». Il continue à observer cette petite page qui a pour titre « Opération Piña», et soudain, le capitaine Álvaro Rafael Saravia a une illumination. « Ce n’est pas mon écriture. C’est celle de Roberto ».

L’écriture, effectivement, diffère de celle qui apparait sur les autres pages de l’agenda. Pourquoi Roberto d’Aubuisson aurait consigné l’opération Piña sur l’agenda de son lieutenant ? Saravia ne le sait pas. Mais quelqu’un d’autre si.

En 1980, le Colonel Adolfo Arnoldo Majano était membre du Comité Révolutionnaire de Gouvernement et il était aussi l’un des derniers militaires qui pensaient encore qu’il était possible de négocier la fin du conflit. C’est lui qui a ordonné la capture de D’Aubuisson et ses adeptes à la Finca San Luis de Santa Tecla, et c’est lui qui a eu accès à l’agenda de Saravia et à son contenu en premier.

« Les données de l’opération Pina coïncident avec ce qui s’est passé, affirme Majano, mais ces renseignements n’étaient pas dans l’agenda de Saravia. Cette feuille, nous l’avons confisquée à D’Aubuisson. L’officier de l’Etat major qui m’a aidé à faire des photocopies l’a rangée avec les feuilles de Saravia pour ne pas la perdre ».

L’opération Piña a été écrite sur un papier blanc, sans aucune des marques de l’agenda, avec un tampon au bord de la page qui correspond à « Mariscos Tazumal », une entreprise de pêche fondée par D’Aubuisson et Fernando « El Negro » Sagrera.

C’est D’Aubuisson, et non Saravia, l’auteur de cette liste qui, selon la Commission de la Vérité et la Commission Interaméricaine des Droits de l’homme , correspond à l’homicide de Monseigneur Romero. Voici cette liste :

Opération Piña:

1. Starlight

1. 257 Robert*s

4. Armes automatiques 

   Grenades

_____________

1. Chauffeur

1. Tireur

4. Sécurité

 

Le Starlight est une mire télescopique pour tirs de précisions, nécessaires pour une opération de ce type. De la rue à l’autel de l’Eglise de la Divine Providence il y a environ 35 mètres. Le tireur avait donc besoin d’une mire télescopique.

Le 257 Robert’s est un fusil calibre 25 fabriqué par la maison Remington, très utilisé pour les tirs de précision avec une mire télescopique. On doute qu’il ait été utilisé pour assassiner monseigneur Romero car l’autopsie révèle qu’il a reçu un projectile de calibre 22 dans le cœur. Mais le tireur ne venait pas de l’équipe de D’Aubuisson : il était issu de l’équipe de l’autre conspirateur : Mario Molina, fils de l’ancien président Arturo Armando Molina. C’est Mario Molina qui s’est chargé de mettre à disposition l’assassin, l’arme et l’équipe de sécurité.

Les quatre armes automatiques et les grenades apparaissaient sur la liste comme constituant l’armement des quatre membres de sécurité qui faisaient partie de l’opération.

Le chauffeur venait de l’équipe de D’Aubuisson, et il était sous la surveillance de Saravia. Amando Garay, un ancien soldat originaire de Quezaltepeque, a conduit l’assassin devant la porte de l’église et il l’a ensuite emmené dans un endroit sûr. Garay, la seule personne impliquée dans l’assassinat qui avait témoigné jusqu’à présent, vit aux Etats-Unis, sous le programme de protection des témoins.

Le tireur est salvadorien. C’est un ancien membre de la garde nationale, et il faisait partie de l’équipe de sécurité de Mario Molina. Le 24 mars, par un tir précis, il a mis fin à la vie de l’Archevêque de San Salvador.

Saravia veut qu’on les capture. Le jour suivant, il me demande un autre service. Il souhaite que je l’emmène à la ville la plus proche où on puisse trouver un Burger King. Quand il vivait à Modesto, Californie, il fermait le magasin de vente de voitures et en chemin vers sa maison il achetait tous les jours un hamburger Double-Whopper. Cette fois, ici, il me demande une faveur spéciale :

—Vous pourriez m’en acheter deux ?

—Vous avez faim, capitaine.

—Le deuxième est pour demain. Je veux l’emporter à la montagne.

—Mais, d’ici à demain il va pourrir.

—Tout ce que je mange est pourri ! Ne vous inquiétez donc pas.

***

Pour trouver Saravia, il faut aller en enfer. Voilà bien des kilomètres que le monde s’est terminé, et dans cet endroit vivent uniquement des gens qui ont envie de se couper en morceaux à coups de machette et de se saouler pour engrosser le plus de veuves, ou tout au moins réduire la douleur provoquée par les plais infestées de vers. La virilité s’évalue, ici, au nombre de morts. Il y a par exemple Danilo, qui en a déjà tué trois. Tomas vient de revenir au village. Il avait disparu parce qu’il avait fui après avoir tué son frère.

Le paysage semble avoir été copié d’un tableau naturaliste du XIXème siècle. Des forêts de sapins à peine interrompues par de petits endroits où on a construit des villages, que l’on pourrait considérer verts et magnifiques s’ils n’avaient pas été construits par la misère et le garrot. Les enfants se promènent nus et les femmes de trente ans ressemblent à des anciennes, sans dents, avec les mains tannées et les seins tombant à force d’avoir allaité tant de créatures.

Une enfant de cinq ans s’accroupit pour déféquer dans la montagne. Le microcosme qui a pris le pouvoir de son système digestif, il y a de ça longtemps déjà, rejette les aliments sous forme d’une diarrhée verte, puante.  Elle n’a pas terminé mais voilà déjà que quelques mouches commencent à envahir la scène. Un chien à l’affut attend que l’enfant termine pour se nourrir de cette bouillie verte. Voici la chaîne alimentaire de la misère. Ici, on ne gaspille rien.

Seules les mouches ont la nourriture adéquate. Enormes et bruyantes, elles s’accouplent pour ensuite pondre leurs œufs dans le dos de la vache, du chien, de l’enfant. Peu de jours après, la piqure gonfle et prend vie. C’est une larve mangeuse de chair (le torsalo) qui commence à bouger, dans le dos de la vache, du chien, de l’enfant. Et ça pique, ça pique, ça pique de façon désespérante jusqu’à ce que le fait de s’être autant gratté fasse mal. Ce sont des vers qui sortent uniquement par petits bouts, en les pressant comme s’il s’agissait d’un point noir géant de couleur violette.

Sur cette terre où vivent des personnes dont la peau bronzée est tannée par le soleil, et qui sont affaiblis par la faim et le travail dans les champs vit Le Gringo, un homme blanc dont la peau bronzée est tannée par le soleil, et qui est affaibli par la faim et le travail dans les champs. Quand il est arrivé ici, il y a trois ans, il pesait 282 livres. Maintenant, il en pèse 165. Il mange ce que lui offre une voisine et il profite des rares pièces qu’il gagne lorsqu’il obtient du travail pour acheter de l’alcool qui l’aide à se souvenir de son nom et à oublier d’où il vient, et pourquoi il est ici. L’unique personne qui lui a tendu la main dans ce macondo se souvient de ses premiers jours ici : « quand il est arrivé, il ne savait même pas utiliser une machette », dit-elle en se moquant de lui.

Le Gringo vit dans une petite maison en bahareque, avec des fenêtres en bois sans verres et avec à peine trois cintres pour ses vêtements, suspendus à un fil qui traverse la pièce. Un matelas rongé et sale lui sert de lit. On lui prête la maison. La propriétaire de la maison balaye, tout en lui racontant que quelqu’un veut brûler la maison. « Ils lui ont jeté des pierres mais aucune n’a atteint la fenêtre. Moi, j’ai pensé qu’ils allaient la détruire », dit-elle. Les assaillants sont quelques uns des dix enfants qu’elle a elle-même mis au monde et qu’elle a allaités et élevés jusqu’à ce qu’ils aient l’âge suffisant pour assassiner leur propre père. « Sur les dix, j’en ai réussi cinq », raconte-t-elle. Une nuit, il y a trois mois, deux parmi les cinq autres se sont assis pour picoler en famille avec leur père. Mais la conversation s’est terminée en rixe. Il y a eu des cris et des menaces. « Ils l’ont poursuivi et l’ont frappé avec un bâton. Ay, non ! Leur ai-je dit ! Vous me l’avez tué ! Mais ils n’ont pas écouté ce que je leur disais. Le vieux est resté là. Mort ». La femme est allée elle-même les dénoncer à la police, qui les a capturés quelques jours plus tard mais qui les a relâchés il y a deux semaines. Ils ont juré qu’ils reviendraient pour tuer leur mère.

« Faites attention », dit l’ancienne au Gringo. « Une de mes filles va brûler la maison pour me l’enlever ». Cette femme ne sait pas que le Gringo est salvadorien. Elle ne sait pas non plus qu’il s’appelle Alvaro Rafael Saravia, et qu’il est pilote d’avion. Elle n’a d’ailleurs jamais vu un avion. Et elle ne sait pas non plus que le Gringo a participé à l’assassinat d’un archevêque. Accrochée à sa jupe, sa petite-fille marche à côté d’elle. Elle est orpheline de son père. Elle a un sourire magnifique et une infection à l’œil.

Trente ans après avoir assassiné monseigneur Romero, le capitaine Álvaro Rafael Saravia vit en enfer.

—Bien sûr, c’est une punition. Dans toutes les affaires où j’étais impliqué, j’étais une pourriture. Tout le monde était à l’affut de l’argent. Quels que soient les moyens de l’obtenir, ils voulaient  de l’argent. S’enrichir.

—Vous aussi. 

—Moi aussi, bien sûr ! Regardez-moi maintenant ! J’ai appris à vivre avec ce que j’ai. J’ai vécu avec des gens qui souffrent réellement. Mais qui souffrent une calomnie épouvantable ! Le pire malheur du monde ! La pauvreté ! Comment est-ce que l’homme qui voyait ses enfants mourir de faim n’allait pas devenir guérillero ? Et quand il voyait que ceux-ci, lorsqu’ils allaient chier, chiaient des lombrics ? Moi, à leur place, j’attrape mon fusil et je vais combattre. Je n’hésite pas une seconde. Pas besoin de me convaincre longtemps !

—Aujourd’hui, vous êtes en train de la vivre.

—Je suis en train de la vivre. En chair et en os. Si un jour je peux faire quelque chose pour ces gens je le ferai. Même prendre les armes.

—C’est fou comme la vie joue des tours.

—Elle m’en a joué des tours, ma vie. Terriblement. J’ai souffert à côté de ces gens. Un jour, il n’y a plus de maïs. Allez donc coupez des bananes ! Et parfois, il y a du maïs, mais rien pour manger avec. Alors, on met du sel sur la tortilla, et on la mange avec du sel. Et parfois, il n’y en a pas. Il y a une famille qui habite en face de chez moi. Parfois, ils m’offrent quatre tortillas. Si ça, c’est être communiste… c’est communiste. Autrefois, avec mon groupe, on aurait considéré ça comme du communisme. Vas-y qu’on le sorte de chez lui, qu’on le frappe, et qu’on lui dise « toi, fils de pute, tu fais partie de la guérilla ». La vie change. Ça, ce n’est pas une vie.

 

***

Sous le lit d’Alex, « El Nono » Caceres il y a deux bouteilles de whisky et trois de champagne. Il les cache chaque fois qu’il part en voyage, mais ses locataires savent exactement où les trouver. Dans cette maison du quartier San Benito, les hommes qui font partie de l’équipe de sécurité de Roberto D’Aubuisson passent quelques nuits dans cette maison, profitant du fait que son propriétaire vit à Miami.

Fernando « El Negro » Sagrera et le capitaine Saravia ouvrent une bouteille de whisky et commencent leur propre fête. Leur chef est parti à San Miguel tout le week-end chez des amis. Il n’est pas encore rentré.

Dehors, sur le parking et dans la cabine de sécurité de la maison, il y a au moins douze hommes qui attendent des instructions. C’est dimanche, un jour tranquille pour la fête mais agité sur le plan politique puisque c’est le jour où l’archevêque de San Salvador, Monseigneur Óscar Arnulfo Romero, célèbre la messe à Cathédrale et profite de l’homélie pour parler de la situation du pays. « Les gens disaient que l’homélie de Romero, cet homme qui se soulevait avec le peuple… c’était le sujet de conversation de tous les jours, de partout, l’homélie de Romero », se souviendra après le capitaine Saravia.

Ce dimanche, le 23 mars 1980, Monseigneur Romero a dit des choses incroyables. Il a parlé aux soldats, aux gardes nationaux, aux policiers… à tous les corps de sécurité, pour leur dire qu’ils ne devaient pas tuer leurs frères paysans. Il leur  a dit que la loi de Dieu interdisait de tuer et que cette loi prévalait par rapport à toutes les autres. Qu’ils ne devaient obéir à aucun ordre de tuer quelqu’un. « Au nom de Dieu, au nom de ce peuple qui souffre et dont les cris s’élèvent vers le ciel un peu plus fort chaque jour, je vous implore, je vous supplie et je vous ordonne, au nom de Dieu, cessez la répression. »

Pour le groupe auquel appartenaient les deux personnes qui boivent désormais du whisky écossais, ces paroles ne pouvaient provenir que d’un communiste. Et le communiste, c’est l’ennemi. C’est l’heure de le tuer. Bientôt. Il reste encore du whisky pour un bon moment. C’est une courtoisie d’Álex Cáceres.

***

Très tôt, le 24 mars 1980, le capitaine Eduardo Ávila Ávila entre dans la maison d’ Álex “El Ñoño” Cáceres et réveille Fernando Sagrera et le capitaine Saravia. Il a dans la main un exemplaire du journal La Prensa Gráfica, ouverte à la vingtième page, pour leur prouver qu’aujourd’hui est un bon jour pour tuer l’archevêque. La page répète plusieurs fois le nom du capitaine Ávila Ávila. Le journal annonce une messe de commémoration du premier anniversaire de la mort de Doña Sara Meardi de Pinto. Son fils, Jorge Pinto, ses petits-enfants et les familles Kriete-Ávila, Quiñónez-Ávila, González-Ávila, Ávila-Meardi, Aguilar-Ávila y Ávila-Ávila, entre autres, invitent à la « Sainte messe que célèbrera l’archevêque de San Salvador, à l’église de l’Hôpital de la Divine Providence, à 18h00, le jour-même».

Le capitaine Eduardo Ávila Ávila leur explique le plan : lors de cette messe, Monseigneur Óscar Arnulfo Romero Galdámez sera assassiné. Tout a déjà été coordonné avec Mario Molina et Roberto D’Aubuisson.

D’Aubuisson n’est pas dans cette maison. Il est parti passer le week-end à San-Miguel, pour se reposer chez la famille García Prieto. Il leur donnera les ordres par téléphone. Ávila les prévient d’abord qu’il a déjà le tireur : un membre de l’équipe de sécurité de Mario Molina ; il manque seulement un véhicule. Ça, c’était la mission qui leur revenait. « Mario Molina venait nous demander un véhicule… nous devions contacter Roberto (D’Aubuisson). El Negro Sagrera a commencé à passer des coups de fil pour vérifier où il se trouvait. On lui a parlé par téléphone. El Negro Sagrera m’a dit : « il veut te parler ». Je lui ai dit, « écoutez, Major, de quoi il s’agit ? A moi, ça me semble étrange que vous nous demandiez un véhicule ». Le Major a seulement répondu : « prends cela en charge ! ». Bon,  ça va, Major, on va le faire. « Oui, je te l’apporterai là bas. A quelle heure peut-on donc se rejoindre pour que je te donne la voiture, hein ? », lui ai-je répondu (à Avila). « Et bien - me dit-il -, rejoignons-nous… on n’a qu’à dire une heure avant la mort de Romero ». A 17h00, sur le parking de l’hôtel Camino Real.

***

Mario Ernesto Molina est né dans un berceau en or. C’est ainsi que des officiers actifs et à la retraite de l’armée se réfèrent à lui et à sa famille. Fils du colonel Arturo Armando Molina, un des militaires les plus puissants du XXème siècle au Salvador et qui a présidé le pays entre 1972 et 1977, Mario Molina est né avec toutes les commodités avec lesquelles grandit le fils d’un président salvadorien au XXème siècle : avec de la sécurité, de l’impunité et de l’argent garanti ; avec un tampon de noblesse militaire ; avec des voyages à l’étranger ; avec les bénéfices d’appartenir à la partie la plus haute de l’échelle sociale de tous ceux qui portent un uniforme.

Fils du colonel Molina et frère du général Jorge Molina Contreras, qui a été ministre de la Défense du président Saca, Mario a eu une vie privée et à l’écart de la discipline militaire.

Dans la maison de son père il a connu deux hommes avec lesquels, quelques années plus tard, il s’est engagé dans les mouvements d’extrême droite pour enfin, s’impliquer avec eux dans l’assassinat de Monseigneur Romero : Roberto D’Aubuisson révisait et rangeait les archives d’intelligence et Álvaro Rafael Saravia faisait partie de l’équipe de sécurité d’avant-garde du président Molina.

Dans cette maison présidentielle, selon Saravia, s’est réuni un groupe de gardes nationaux qui ont, plus tard, fait partie de l’équipe de sécurité privée de Mario Molina et d’où est sorti l’homme qui a mit fin à la vie de Monseigneur Romero. « C’étaient des membres titulaires de la garde nationale qui protégeait le président de la République. Il y avait aussi des civils. Ils ne portaient pas d’uniformes. Ils accompagnaient le président lors de ses excursions. Mario Molina était le plus jeune fils. Ce sont donc eux qui se sont occupés de sa sécurité parce qu’il les connaissait déjà ».

Molina, mentionné dans le rapport de la Commission de la Vérité et dans de celui la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme, a réussi à maintenir profil bas pendant toutes ces années, loin de la vie publique.

Son frère Jorge, l’ancien ministre de la Défense, n’était même pas sûr que l’homme mentionné dans le rapport de la Commission de la Vérité était son frère : « Ce ne serait pas un autre Mario Molina ? Il y a beaucoup de personnes qui s’appellent comme ça. » Le général précise que son frère se trouve en dehors du pays.

Peu des personnes impliquées ont donné leur version des faits. Le capitaine Ávila Ávila s’est tiré une balle dans la tête quelques années plus tard : le Major D’Aubuisson est mort d’un cancer et Mario Molina n’a jamais raconté son histoire. Maintenant, le lieutenant de Roberto D’Aubuisson, Saravia, parle et confesse sa participation au crime et l’implication de son chef.

***

La maison de l’entrepreneur Roberto Daglio est, comme plusieurs des maisons de sécurité, un centre de diversion pour plusieurs des hommes qui entourent le Major D’Aubuisson. Dans cette maison où abondent l’alcool et la cocaïne ont lieu des trafics de drogue, et pendant la nuit débarquent des camionnettes avec des prostituées. La sécurité devenue fête pour les trentenaires mariés, armés et en pleine fièvre anticommuniste.

Le propriétaire de la maison n’est jamais là. Roberto « Bobby » Daglio, un homme d’affaires et pilote d’avion, passe la plupart de son temps à Miami, Floride. Mettre sa maison à disposition des groupes d’extrême droite est seulement une de ses différentes manières d’appuyer la lutte anticommuniste à distance.

Selon les documents déclassés du Département d’Etat des Etas Unis, Daglio a passé les premières années de la décennie des 80’s à se réunir à Miami avec d’autres groupes d’entrepreneurs d’extrême droite, dans un groupe appelé « Miami Six », qui finançait des opérations illégales du groupe de D’Aubuisson. Ce groupe se consacrait au terrorisme : il ordonnait assassinats, enlèvements, placements d’artefacts explosifs, finançait les escadrons de la mort et avait pour objectif de détruire toute tentative de réforme au Salvador et de mettre fin à tous les communistes.

Les autres membres de ce groupe étaient, selon les documents du Département d’Etat qui datent de 1981, le propriétaire du Diario de hoy (dénommé « Viera Altamirano » dans certains documents, « Enrique Viera Altamirano » dans d’autres et plus simplement Enrique Altamirano, qui a toujours la fonction de directeur du Diario de Hoy, journal salvadorien d’Extrême droite) ; Luis Escalante ; Arturo Muyshondt ( à propos de lui, l’Ambassadeur des Etats-Unis au Salvador, Robert White, a admis dans un interview avec El Faro que le Département d’Etat s’était trompé de nom. « Je suis sûr qu’il se référait à son frère, Robert Muyshondt », dit-il) et les frères Salaverria (Julio et Juan Ricardo).

A Miami, Daglio a fondé avec Enrique Altamirano la « freedom Foundation », ou « fondation pour la liberté ». Ils ont employé le consultant Fraser pour faire du lobbying à Washington. Fraser s’est engagé à changer la perception américaine du Salvador, perception influencée par la presse à sensation qui intitulait ses notes sur le Salvador par « l’assassinat de religieuses américaines et des photos de militaires salvadoriens commettant des excès », et non par « l’effort significatif du secteur privé pour répondre aux aspirations légitimes et aux souhaits du peuple salvadorien ».

Le 24 mars 1980, dans la maison de Daglio, à San Salvador, Saravia coordonne la livraison de la voiture à l’intérieur de laquelle sera tirée la balle contre l’archevêque.  C’est un Passat rouge Volkswagen, quatre portes, offert à D’Aubuisson plusieurs mois auparavant par Roberto Mathies Regalado, propriétaire de l’agence Volkswagen, comme un appui à la lutte anticommuniste. Personne ne se souvient au nom de qui ce véhicule était matriculé.

Saravia devait aussi localiser Amado Garay, son chauffeur, pour qu’il conduise ce véhicule.

« Je devais localiser Garay, je devais aussi savoir dans quel véhicule il allait conduire... Et malheureusement, ça a été cette voiture rouge. Quelle qu’aurait été la voiture, nous l’aurions su. Nous ne connaissions pas la planification. Nous allions livrer une voiture. Bien sûr, nous savions à quoi elle allait servir, cette voiture», se souvient Saravia.

A 4h30 de l’après-midi, sur le parking de la maison de Daglio, Amando Garay attend avec impatience les indications de son chef. Une employée domestique apparaît par une porte de service pour lui offrir un pain et du soda. Saravia et Sagrera sont à l’intérieur de la maison.

Quelques minutes plus tard, Saravia oblige Garay à conduire le Passat jusqu’au parking de l’hôtel Camino Real. Mais avant que Garay monte dans la voiture, un petit homme robuste avec une voix rauque entre dans la maison. C’est un ami de Sagrera. Il est venu chercher une commande (de drogue). Ça a été, probablement, le moment le plus stupide de la vie de Gabriel Montenegro. Le moment le plus erroné, dans le lieu le plus erroné, et avec le vice le plus erroné. Une bêtise dont il va se lamenter durant le reste de sa vie.

A ce moment intervient donc son ami Fernando Sagrera. Il lui demande de les emmener (Saravia et Sagrera) dans sa voiture afin qu’ils puissent livrer la voiture. Alors ils s’en vont, tous les trois, et suivent Garay jusqu’au parking de l’hôtel Camino Real.

Il n’y a pas beaucoup de surveillance sur le parking du Camino real. C’est un lieu où il y a beaucoup de monde, mais où personne n’est surpris par le fait de voir trois hommes armés en mars 1980. Il n’y a pas de limitation des entrées et il est bien situé. Parfois, des inconnus lancent des cadavres à l’entrée de l’hôtel, mais ils les tirent dans la rue, dehors. Ils n’entrent pas.

Les deux voitures se garent. Garay reste dans le Passat rouge et Montenegro dans la Dodge Lancer blanche. Le capitaine Saravia et El Negro Sagrera descendent de la voiture pour se réunir avec cinq hommes qui sont là, dans une camionnette blanche. Un grand homme mince et barbu monte à l’arrière du Passat rouge. Il a un fusil.

Ils l’ont mis dans la voiture et alors je leur ai dit : « Bon, sors le chauffeur car le chauffeur, il vient avec moi». « Non, mais, nous n’avons pas de chauffeur, pour conduire, parce que c’est vous qui avez demandé la voiture, et puis je ne sais pas quoi ». Alors El Negro Sagrera s’est mis, comme toujours, dans cette merde... « Ecoute, m’a-t-il dit, allez, je ne sais pas quoi, ils sont déjà dedans, qu’on ne peut pas échouer à cette affaire ». A la fin, c’est encore moi qui vais faire une connerie, comme toujours ! Quand j’ai vu que tout allait planter... « Alors, vas-y ! », ai-je dit à Garay ! Alors Garay est venu, puis il a conduit la voiture. Ils sont partis en direction de l’église.

—Et vous vous êtes resté là ?

—Non. Nous sommes partis chercher l’église. Parce que personne ne savait où elle était située, ni El Negro, ni Bibi, ni moi.—Qui est allé chercher l’église ?—Les trois qui étions dans la voiture. Nous avons trouvé l’église après un instant et nous nous sommes garés en face. Pas en face, ici (à côté de l’entrée de l’église).

—Et ils ne l’avaient pas encore tué ?

—Non. Nous étions garés là-bas, et au bout de cinq minutes à peine nous  avons entendu le coup de feu. Les autres sont arrivés et ils l’ont tué immédiatement.—Ça veut dire que vous étiez à côté de l’église quand ils l’ont tué !

—Oui, on était là. Il y avait le Negro Sagrera, Bibi Monténégro et moi à l’arrière du véhicule.

—Et vous voyiez ?

—Non, non, non. Nous ne pouvions voir que l’entrée. Et la voiture était garée, ce Volkswagen. Après, la voiture est sortie par en bas et elle a doublé là où nous étions nous. Et ensuite elle s’est perdue et nous avons donc dit : « Partons ! »

—Et pourquoi vous avez décidé d’y aller ?

—Et bien, on y est allé... ça parait stupide... pour savoir, par curiosité, pour aller voir. C’est ridicule, n’est-ce pas ? Ridicule.

***

Il se présente comme un fasciste. Il a une casquette qui dit « KGB. We are still watching you», un jeans et une chemise de bûcheron. Il a une moustache blanche et épaisse, dont les extrémités éraflent le menton, dans un style que les experts appellent « camionneur ». Gabriel Monténégro, un homme qui a vécu presque trente ans en Amérique du Nord, se rend à l’interview sans savoir exactement de quoi nous allons parler. « Je ne suis pas nazi, je suis fasciste, c’est différent », dit-il pour commencer notre rencontre. « Je crois en les organisations de corporation, et contrôlées depuis le haut. Comme à l’époque de mon Général Maximiliano Hernandez, où il n’y avait pas de mareros. Aux voleurs, la première fois, le premier doigt. La deuxième fois l’autre, et ainsi de suite jusqu’a la main entière. Les violeurs, ils les castraient et aux assassins on leur appliquait la loi « fuga » ».

Quand je lui dis que je sais où il était le 24 Mars 1980 sa première réaction est de le nier. « Ce n’est pas vrai », dit-il. Après, il se retranche derrière « la Quinta Enmienda », une mesure américaine qui donne droit à garder le silence pour ne pas s’auto-incriminer.  Il commence à regarder nerveusement autour de lui. Avec une paranoïa contagieuse. Je commence moi-aussi à regarder autour de moi, cherchant entre les tables de cette cafétéria un regard éclair caché derrière un journal ou quelqu’un parlant tout seul, avec la bouche de travers et un fil de fer discret autour de l’oreille. Je ne trouve rien. Je suis le regard de Monténégro, comme quelqu’un qui cherche quelque chose dans le ciel uniquement parce que la personne qui est à côté de lui dirige son regard vers le haut. A la table d’à côté il y a deux filles qui viennent d’être majeures. L’une d’entre elles a une jupe écossaise à carreaux et une chemise à manches courtes, blanche. L’autre a l’air de sortir tout juste du bain, elle a un jeans et une petite chemise jaune. Elles  boivent un café et parlent comme parlent toutes les filles de cet âge, avec une sécurité adulte, mûre pour soutenir la cigarette et fumer une latte, mais avec un sourire naïf qui prouve qu’elles n’ont pas fini de se développer. Monténégro les fixe du coin de l’œil. Il les observe, en faisant attention à ce qu’elles ne se rendent pas compte qu’il est en train de les regarder. Elles ne m’ont pas l’air d’être des agents de quoi que ce soit, mais lui, il connaît mieux ces choses que moi. Les collégiennes se sont transformées en suspects.

Monténégro allume sa troisième cigarette en 15 minutes, et je commence à lui lire le témoignage de Saravia. Il boit une gorgée de sa bouteille d’eau, il observe fermement les « agentes » qui sont à côté et il fume avec intensité. Sa mâchoire tremble. Quand je termine, le sang lui monte à la tête et on dirait qu’il va éclater à n’importe quel moment. « Ça fait trente ans que je fuis ce moment, dit-il ». Sur ce point, il ressemble au capitaine Saravia. « Même ma famille ne sait pas que j’étais là-bas. Mais je ne vais pas faire de déclaration ». Nous nous sommes séparés avec sa confession sans narration. Le jour suivant, Bibi Monténégro arrive au même café, mais disposé à me conter son 24 Mars 1980.

« Je suis arrivé dans cette maison pour récupérer certaines choses qui étaient pour ma consommation, ils m’ont demandé de les emmener en voiture quelque part, et j’ai accepté. Je leur ai dit qu’il fallait attendre cette personne, mais ils m’ont dit de ne pas me préoccuper, qu’ils en avaient un peu. Viens m’ont-ils dit, amène nous là-bas ».

Bibi Monténégro conduit sa camionnette Dodge Lancer jusqu’au parking du Camino Real. Il est armé avec une Colt 45, et il a avec lui sa drogue. A côté de lui, Fernando Sagrera. Il a apporté une arme automatique, mitrailleuse Hechler et Koch MP5. Derrière, un homme dont il a souvent entendu parler, mais qu’il voit pour la première fois : Alvaro, el « Chele » Saravia. Ce dernier porte les deux pistolets qu’il a toujours sur lui : à la ceinture, une 45 gold K, et une autre à la cheville, la 380. Quand ils arrivent au parking de l’hôtel, Monténégro gare sa camionnette très proche du Volkswagen Passat que conduit Amado Garay, et les deux personnes qui l’accompagnent descendent de la voiture pour discuter avec d’autres hommes. Bibi reste dans la voiture, et inspecte ses « médicaments ». Il parvient à voir un grand homme barbu, avec un fusil, entrer dans le Passat, et quand Saravia et Sagrera reviennent, le Passat démarre et s’en va. Monténégro et ses deux compagnons décident d’aller aussi à la Divine Providence.

—Je pensais qu’ils allaient tabasser un militaire ou un n’importe quel fils de pute qui le surveillait. Moi, j’étais préoccupé par l’affaire que j’étais venu chercher, et rien de plus, dit Monténégro.

Ils sont partis à la Colonie Miramonte et ils se sont arrêtés deux fois sur le chemin pour demander où se trouvait l’église. Quand ils l’ont trouvée, ils se sont garés à 50 mètres de l’entrée, sur la rue.

—Ils voyaient que j’étais assez nerveux, et je leur disais : « Putain ! Regardez ! La police peut nous arrêter avec ces choses et ça va être un problème ! »

Saravia et sagrera sont encore descendus de la voiture. Ils ne sont pas arrivés jusqu’à la porte de l’église. A presque un pâté de maison de distance, ils ont attendu à peine quelques secondes et on  a entendu le tir qui a tué Monseigneur Romero. Un seul. Un vacarme dont plusieurs des personnes présentes à la messe se souviennent comme s’il s’agissait d’une explosion de bombe. Une explosion puissante, sans silencieux. Une explosion que Gabriel « Bibi » Monténégro n’a pas réussi à écouter. Lui, il était toujours à l’intérieur de la voiture, concentré sur ses médicaments .

Saravia et Sagrera sont montés dans la Dodge Lancer blanche, avec Gabriel Montenegro au volant, et ils sont retournés à la maison de Roberto Daglio. Le chauffeur ne se souvient pas de la conversation dans la voiture. « Moi, j’étais tellement autre part, parce que j’avais pris drogue, que je ne faisais pas attention à leur conversation. Moi, je faisais attention à ce qu’il n’y ait pas de contrôle de police. Et je leur ai même demandé « qu’est-ce qui s’est passé ? » « Non, rien, vas-y. Ramène-nous. » « Et la personne va être là-bas ? » « Oui, ne t’inquiète pas, tu peux garder ce qu’on t’a donné ! » « Ah, super ! »

Trois décennies et huit opérations du cœur après, Gabriel Monténégro allume une autre cigarette. Il soupire et ses yeux deviennent humides. La mâchoire et sa moustache tremblent. Il serre les dents. La cigarette semble soutenue par une main avec la maladie Parkinson. Il est en colère, dit-il, contre ceux qui lui ont changé la vie ce jour-là. « Si j’avais su ce qu’on allait faire, peut-être que ça ne se serait pas passé. Les deux morts auraient été différents ». Deux autres, dans une voiture à l’intérieur duquel il y avait trois personnes. « J’aurais fait l’impossible pour éviter cela. Au lieu de cela, ils m’ont pris pour un con, pour un pauvre mec en train de prendre sa drogue. Mais maintenant, voila 27 ans que je suis propre, grâce à Dieu et aux amis qui sont là-haut ».

Selon lui, il s’est rendu compte de l’endroit où il était la veille un jour après seulement. Il a su qu’il était allé tuer Monseigneur Romero, et il s’est éloigné pour toujours de ce groupe de sauveurs de la patrie, des drogues et des prostituées.

Je lui demande s’il s’est déjà plaint auprès de D’Aubuisson et de ses camarades pour le crime. « Oui. Je leur ai réclamé. Et ils m’ont rappelé qu’il apparaissait tous les jours des gens (morts) dans la rue. Après, aux informations, ils ont parlé d’une voiture blanche. Alors, j’ai appelé un ami et je lui ai dit : « putain, ma voiture est blanche ! ».... « Défais-toi de cette voiture et on va t’en donner une autre », m’a-t-il répondu. « Et alors m’a vie a changé ».

***

Fernando Sagrera et Alvaro Rafael Saravia étaient inséparables. C’est ainsi que Marisa D’Aubuisson, sœur de Roberto et créatrice de la Fondation Romero se souvient d’eux. « Ils allaient de partout ensemble, je les voyais toujours avec Roberto », dit-elle. Saravia sur le fauteuil de devant, avec le Major. Sagrera à l’arrière.

Un jour, il a coïncidé avec sa sœur, à la maison de leur mère. Dehors, dans une camionnette Cherokee, Saravia montait la garde. Marisa s’est approchée de lui pour lui parler : « je lui ai demandé si elle était blindée et il m’a répondu que oui, mais que la plus grande protection était la peinture ». « Pourquoi ? », lui ai-je demandé. Elle est pare-balles ? Non, m’a-t-il répondu. Mais elle a tant de couches de peinture qu’elle résiste à tout. Un jour elle est grise, et l’autre elle est noire ».

Un autre jour, son frère a insisté pour l’emmener chez elle. Elle a refusé, car elle a pensé qu’il n’était pas judicieux, pour sa sécurité personnelle, que les voisins se rendent compte de son lien de parenté avec le Major. Mais face à l’insistance de son frère, elle est montée dans la camionnette. « Il n’était pas possible de poser les pieds correctement, car le sol était couvert d’armes », dit-elle.

Ils ont garé la voiture à plusieurs pâtés de maison de chez elle. Sagrera et Saravia sont descendus et ils ont marché jusqu’à sa maison. A cette époque ils étaient tous les deux gros. Le Chele et le Negro.    « Roberto ne pouvait pas faire un pas sans que les deux soient derrière. Ils allaient de partout ensemble ».

***

Fernando Sagrera a toujours été un homme qui arrivait tôt à la maison. A 7h00 ou 8h00 du soir. Il ne sait pas ce que faisaient ses amis après cette heure, mais lui, dit-il, il ne s’est jamais mêlé de rien. C’est pour ça qu’il est étonné par le fait que trois personnes différentes –Amado Garay ; le capitaine Saravia et Bibi Montenegro – l’impliquent dans les faits. « Moi, je n’ai rien à voir avec tout ça. »

Le fait que ces trois personnes ne communiquent pas entre elles, mais que deux d’entre elles coïncident dans leur version « diffamatoire » seulement 30 ans après l’étonne encore plus. Ça l’étonne autant, dit-il, que lorsque la Commission de la Vérité l’a interrogé par rapport à ce même crime, qu’il leur a expliqué qu’il n’avait rien à voir avec cela, mais qu’ils l’ont malgré tout mentionné dans le rapport. Il est aussi très surpris d’apprendre, juste maintenant, qu’il est signalé dans le rapport de la Commission interaméricaine de Droits Humains. Mais toutes ces accusations sont fausses.  Où était donc, alors, Fernando Sagrera le 24 mars 1980 ? « Je ne m’en souviens pas. Si pour moi c’était un jour commun et courant. Comment est-ce que je peux savoir ce qui s’est passé ce jour ? »

De Saravia, il n’a jamais été l’ami. « Parce qu’il était fou. C’est un alcoolique dément. Mais il était, ça oui, ami de Roberto d’Aubuisson. Très ami. Ça, c’est mon pêché. Je voyais Saravia seulement quand ils m’amenaient en voiture quelque part ».

Il n’a tué personne non plus, et il n’a pas participé à des opérations clandestines. « J’ai été un ivrogne et un querelleur, ça oui. Un vrai querelleur, de ceux qui se tabassent. Mais rien de plus. »

Sagrera a un visage qui n’a même pas dû avoir l’air innocent quand il était bébé. Les sourcils froncés, deux poches obscures sous les yeux et une moustache blanche composent la façade d’un homme qui a été connu toute sa vie comme un homme rude et peu sophistiqué. « Il a toujours été rustique », dit un de ses amis.

En 1979, quand ils ont ouvert la piste de courses El Jabali, Fernando Sagrera s’est associé avec Elias Hasbun et ensembles ils ont formé une équipe de voitures de courses qui participait aux compétitions avec une Aston Martin qui appartenait à Juan Wrihgt, propriétaire terrien. La voiture était légère, et pour qu’elle atteigne la ligne de départ  Sagrera la tirait avec une corde et passait devant les stands des autres compétiteurs en les narguant avec son Aston Martin.   Les autres compétiteurs ont nommé cette équipe les « Really Rotten », les véritablement pourris.

Il a le corps marqué par les cicatrices d’une brûlure. Quand napoléon Duarte a gagné la présidence d’Arena sur le candidat d’ARENA, qui était Roberto D’Aubuisson, en 1984, Sagrera a essayé de faire un barbecue avec des documents de la campagne, et le feu lui est venu dessus. Ils ont dû l’emmener à un hôpital militaire aux Etats-Unis, pour le soigner, bien qu’il n’était pas américain et qu’il n’avait même pas de visa de ce pays. Il a pu y aller par le bais du système militaire.

Pendant qu’il était fatigué, en train de récupérer, des hommes sont venus l’interroger. Selon lui, ils étaient de la CIA. « Ils étaient surtout intéressés par les armes qui entraient au Salvador. Ils pensaient que c’était moi qui les apportais et qui les finançais ». Face à la pression des interrogatoires, dit-il, il a fui de l’hôpital. « Pour sortir de l’hôpital je me suis fait ami d’un américain. Je suis parti à 9h00 du matin, et il m’a reçu chez lui. Puis ils m’ont obligé à rentrer clandestinement ».

Sagrera a été, selon Saravia, « l’unique problème qu’on a eu pendant toute la guerre ». En plus de la brûlure, Sagrera a reçu une balle, qu’il s’est lui-même tirée alors qu’il était assis dans une camionnette.

Sur l’assassinat de Monseigneur, Sagrera n’a pas beaucoup de souvenirs. Bien qu’il ait déjà dit, auparavant, avoir été surpris par le fait d’avoir vu son nom sur le rapport de la Commission de la Vérité, il dit maintenant qu’il ne savait même pas que son nom apparaissait sur le rapport de la Commission de la Vérité. Parce qu’il ne l’a pas vu. « A vous ça ne vous arrive jamais, quand vous n’avez rien à voir avec une affaire, de dire « j’m’en fous parce que je n’ai rien à voir avec tout ça » » ?

De Bibi Monténégro, il n’a pas été ami non plus. Je lui dis que je sais que le 24 mars il allait en direction de l’église La Divine Providence dans une Dodge lancer blanche.

—Figurez-vous que ça ne me dit rien. Je ne m’en souviens pas, je n’ai pas… je ne sais pas.

—Il y avait une troisième personne dans cette voiture, un de vos amis. Vous vous souvenez de lui ?

—Non.

—Bibi Monténégro.

—Lequel parmi les Monténégro ?

—Bibi Monténégro votre ami.

—Ahhh ! Je vous dirais que non… Je viens d’avoir un déclic. N’est-ce pas ? Oui, je le connais, mais nous ne sommes pas amis, ni rien du tout. Je l’ai vu cinq fois dans ma vie, quatre peut-être.

***

Elias Hasbun se souvient avec beaucoup d’enthousiasme des jours des « Really Rotten » au Jabali. Lui et Sagrera courraient ensemble, et un troisième ami les soutenait : Gabriel Bibi Montenegro. « Il venait toujours. Comme nous étions très amis, il venait avec son épouse à toutes les compétitions. Bibi était comme le « fan » de l’équipe. Après, nous partions tous ensemble ».

Hasbun, connu comme « Urly » dans le monde des automobiles, court toujours et il a maintenu jusqu’à aujourd’hui un petit garage spécialisé dans les voitures de courses. En 1980 le garage Voglione occupait un local dans le quartier La Rabida de San Salvador, à un pâté de maison de l’usine Canada Dry.  Dans ce local, plusieurs garages travaillaient dans le même espace, ouvert. Aujourd’hui, cet édifice est l’amplification de l’usine de plastiques Mondini. C’est là-bas, assure le capitaine Saravia, qu’ils ont emmené le Passat rouge quatre portes après l’assassinat de Monseigneur Romero. « La mission a été confiée au Negro Sagrera. On lui a dit, « Figure-toi que cette voiture de merde, que non… Qu’on la jette, qu’on la brûleDerrière Canada Dry il y a une rue. Dans cette rue il y a un garage. Le Negro Sagrera dit qu’il l’a emmenée à cet endroit. Qu’il l’a confiée à la personne de ce garage pour qu’elle la détruise ».

Hasbun dit qu’il ne sait plus qui a apporté la voiture. « Oui, je me souviens que je l’ai vu là-bas. Un Passat rouge. Tout neuf. Un jour il est arrivé et après j’ai découvert qu’il était en relation avec l’histoire de Monseigneur Romero, mais je n’ai pas demandé plus d’informations parce qu’à cette époque il était dangereux de vérifier les choses. Alors je suis resté silencieux ». La voiture, dit Hasbun, est restée presque un mois dans ce garage, jusqu’à ce qu’elle disparaisse un jour, et il n’a plus rien su d’autre.

***

Deux ou trois jours après l’assassinat de Monseigneur Romero, le groupe de D’Aubuisson a organisé une réunion à la maison d’Eduardo Lemus O’byrne. Saravia sait beaucoup de choses sur cette réunion, parce que lui-même, en sortant de là, a été payé l’homme qui a tiré sur Monseigneur Romero. Il a été le payer pour ses services.

« Je ne connaissais pas le tireur. Ce jour-là je l’ai vu dans la voiture, je l’ai vu entrer dans la voiture. Et après je suis allé lui donner personnellement les mille colons que D’Aubuisson a empruntés à Eduardo Lemus O’Byrne. Nous étions dans sa maison quand ils sont venus lui dire … « Il faut payer ! » Et Roberto ne manipulait jamais l’argent. Il a prêté mille colons à l’autre pour qu’il les donne ».

Eduardo Lemus O’byrne est un homme d’affaires salvadorien connu. Il a été président de l’association nationale de l’entreprise privée, propriétaire de granges avicoles et homme très célèbre dans les cercles patronaux centre-américains.

Il a été ennemi acharné de la réforme agraire depuis le temps du Colonel Molina, et il s’est approché, presque de manière naturelle, du groupe de D’Aubuisson. De Saravia et Sagrera, il dit : « ces deux étaient des bouchers. Moi, je n’ai jamais rien eu à voir avec eux. Je défends des principes, mais eux étaient devenus guerriers et mafieux ». Il assure que jamais il n’a donné d’argent à D’Aubuisson et que, si on lui avait demandé mille colons pour les donner à l’assassin de Romero, il s’en souviendrait sans difficultés. « Je ne me souviens pas de cette réunion. Cette réunion n’a jamais eu lieu ».

Lemus O’Byrne s’est séparé de D’Aubuisson et des fondateurs d’Arena peu de temps après. Le 14 septembre 1982, son beau-frère, Julio Vega, pilote d’avion, a disparu sur une piste aérienne au Guatemala. « Je crois qu’ils l’ont éliminé parce qu’il trafiquait des armes pour le FAN », dit Lemus. Le FAN était le Front Ample national, un mouvement paramilitaire dirigé par D’Aubuisson, qui a assis les bases d’ARENA.

La veuve de Vega s’est mariée peu de temps après avec D’Aubuisson, et Eduardo Lemus O’Byrne ne rejette pas l’idée qu’il y ait une relation entre l’homicide et la relation amoureuse. Ceci explique que, quand un de ses amis a commencé à faire une investigation sur le meurtre, sa vie ait été rapidement menacée : « Le groupe de D’Aubuisson, Sagrera et Saravia a essayé de le tuer. J’ai alors dit à Roberto : n’essaye pas de me causer des ennuis, parce que moi je vais de péter le cul !»

Le capitaine Saravia insiste à dire que l’argent a été donné par Lemus O’Byrne. « C’est lui qui a donné les mille pesos. C’est moi qui les ai apportés au tireur. Je suis allé là où il était, et je lui ai dit « Roberto D’Aubuisson dit qu’il ne veut rien savoir de toi, que tu dois t’arranger avec ton chef » ».

« L’argent, je l’ai apporté au parking d’un petit centre commercial à l’ouest de San salvador. Le centre s’appelle Balam Quitzé ». Là-bas l’attendait le tireur, qui n’avait plus de barbe, accompagné de Walter « Musa » Alvarez, un homme étrange qui a été assassiné peu de temps après.

« Il a donné l’argent. Il a donné les mille pesos, je les ai apportés moi-même et je lui ai dit la chose suivante : « à partir de maintenant, plus jamais moi ! Et à ce moment là j’ai commencé à voir, comment il s’appelle,,... il venait aux bureaux de Daglio et il y passait du temps. (Jorge), « El chivo » Velado était déjà un homme d’un certain âge, il était toujours avec lui. Le type dans la rue, et lui en train de conduire. Et je ne suis pas le seul à l’avoir vu. Il a certainement dit aux gens : « voici celui qui l’a tué ». Il connait ses mouvements exacts. »

Jorge Velado est déjà un homme d’un certain âge. Il a été fondateur d’ARENA et il a travaillé avec D’Aubuisson de nombreuses années. Mais ceci, dit Velado, n’a rien à voir avec l’assassinat de Monseigneur Romero. Après plusieurs semaines où j’ai essayé de parler avec lui, Velado a enfin accepté, mais rapidement, et par téléphone. « Je n’ai pas connu ce Saravia, et je ne me suis jamais promené avec personne. Et à propos de cela, je n’ai rien à dire ».

***

Marisa D’Aubuisson se souvient d’une autre scène : peu de jours après la mort de Monseigneur Romero, ont commencé à circuler les rumeurs selon lesquelles Roberto D’Aubuisson avait ordonné l’assassinat.

Sa sœur ainée a décidé de le vérifier et s’est confrontée à son frère paramilitaire : « Roberto, les gens disent que tu as quelques chose à voir avec la mort de Romero ». Le Major a répondu : « Ecoute, tais-toi si tu ne sais pas de quoi tu parles, parce qu’à la personne qui a tué ce fils de pute,  on va dresser un monument en son honneur ».

L’assassinat, et les rumeurs de l’implication de d’Aubuisson dans les escadrons de la mort, ont aidé à consolider son leadership parmi les rangs de l’extrême droite salvadorienne, et l’ont converti en icône de la lutte anticommuniste.

Quelques années après avoir participé à l’assassinat de Monseigneur Romero, le Major D’Aubuisson s’est converti en candidat aux élections présidentielles, il a été président de l’assemblée constituante de 1985 et figure mythique, père et guide de la droite salvadorienne. Le parti qu’il a fondé, ARENA, a gouverné le Salvador pendant 20 ans, jusqu’à ce qu’il soit dérouté par le parti de l’ex-guérilla, le FMLN, par les urnes.

Saravia, bouleversé par le tournant de sa vie et le contact direct avec la pauvreté et la marginalité, a changé sa manière de voir le monde. Maintenant, il aimerait fusiller l’homme à qui il a donné les mille colons. « Qu’ils le fusillent ! Je ne sais pas pourquoi il n’y a pas de peine de mort  au Salvador. Il mérite la mort. Je voudrais croire que c’est ainsi et le confronter. Parce que lui, il sait. Et s’il est vivant, qu’y a-t-il de mieux à faire que de l’attraper ? »

A propos de la participation de Roberto D’Aubuisson : « Il m’a dit : « Prends cela en charge ». Porte-toi responsable de la livraison du véhicule. N’est-ce pas ? Maintenant, avec le temps, tu sais ce que je pense ? C’était un ordre de tuer. N’est ce pas ? Je l’ai pensé. Je l’ai pensé. Je ne sais pas avec certitude si D’Aubuisson s’est engagé dans cette affaire et si moi, j’ai été le crétin, parce que moi je suis dans toutes les affaires, avec tout ce que je sais et ce que je suis en train de raconter je veux aussi le savoir, et sinon, je chie sur la mère de D’Aubuisson, moi. Hein ? Au moins, j’ai plus de… »

Le père Jésus Delgado, biographe de Monseigneur Romero et qui promet depuis des années qu’un jour, dans un livre, il révèlera qui a ordonné l’assassinat de l’archevêque, assure que le Major Roberto d’Aubuisson n’a été qu’une pièce opérationnelle, et pas l’auteur intellectuel de l’assassinat. «  Il a été facile, pour Duarte, de décharger toute la responsabilité sur une personne. D’Aubuisson a participé, mais il n’a pas ordonné le meurtre ».

Avec le capitaine Saravia, nous avons prévu une nouvelle rencontre dans la cafeteria d’un village. Quand il est arrivé ; il m’a trouvé assis sous un cadre qui représentait la dernière cène. Il s’est arrêté lorsqu’il l’a vue.

—Pourquoi êtes-vous venu vous asseoir ici ?

—C’était l’unique table qui était libre.

—Vous avez vu ? Vous êtes venu vous asseoir sous un tableau représentant la derrière cène. C’est sûrement un signe.

Il m’a dit qu’il voulait une photo sous la dernière cène, et je l’ai prise avec mon téléphone portable. J’ai abusé et je lui ai demandé de poser face à l’affiche « on recherche » où apparaît sa photo, et il a accepté. Je lui alors dit que la prochaine fois, je viendrais avec un photographe, et il a aussi accepté.

La dernière fois que nous nous sommes réunis, il venait de terminer un travail agricole qui lui a laissé quelques sous en main. Nous l’avons donc vu rassuré, avec les cheveux récemment coupés et de nouvelles lunettes. « Maintenant oui, prenez les photos que vous voulez ».

J’en profite pour mettre en route l’enregistrement de la dernière messe de Monseigneur Romero. Le capitaine fronce les sourcils, et écoute de manière attentive. Monseigneur dit ses dernières paroles : « Que ce Corps immolé et ce Sang sacrifié pour les hommes, nous alimentent également pour offrir notre corps et notre sang à la souffrance et à la douleur, comme le Christ, non pour soi-même, sinon pour apporter des concepts de justice et de paix à notre peuple. Unissons-nous donc intimement, en foi et en espérance, à ce moment de prière pour Dona Sarita et pour nous.».

On écoute une explosion et le capitaine Saravia frémit. Il fait un bond sur sa chaise. Un courant électrique passe par tout son corps et s’arrête au niveau des yeux, qui s’ouvrent enfin complètement derrière ses nouvelles lunettes et s’humidifient. Il me regarde fixement durant quelques secondes sans rien dire. Il respire profondément.

—C’est le coup de feu ?

—Oui capitaine, c’est le coup de feu.

 

*Traduction : Christelle Mignot

 


Audio de l'interview avec Alvaro Saravia (seulement disponible en espagnol)

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